de Richard Miron, coordonateur
Dans une ordonnance de sauvegarde rendue le 26 janvier dernier, la juge Chantal Masse, de la Cour supérieure du Québec, a suspendu l’application de l’article 29 du décret numéro 2-2021. Cela fait en sorte que les personnes en situation d’itinérance pourront finalement rester dehors après 20h sans craindre d’être mises à l’amende par la police.
Une ordonnance de sauvegarde est une mesure d’urgence qui vise à protéger les droits d’une ou des parties jusqu’aux prochaines étapes d’une procédure en justice jusqu’à ce qu’il y ait un procès où sera débattu le fond du litige. La décision est intervenue au lendemain d’une audience au cours de laquelle la demanderesse (la Clinique « Sur l’appropriation du pouvoir » juridique itinérante) et le défendeur (le Procureur général du Québec) ont eu l’occasion de faire valoir leurs arguments.
On a invoqué que plusieurs de ces personnes, quand le couvre-feu prend effet, cherchent à se cacher des policiers afin de ne pas recevoir de contravention. Se cachant n’importe où, par exemple dans une toilette chimique pas chauffée, elles sont susceptibles de mettre leur santé et leur sécurité en danger dans les conditions hivernales actuelles. Plusieurs de ces personnes craignent, pour des raisons objectives, de contracter le virus de la COVID-19 dans les refuges, ceux-ci étant bondés et faisant l’objet d’éclosions en cette période hivernale.
Par ailleurs, à cause des règles applicables dans les refuges, de leur état d’intoxication ou d’ébriété trop avancé pour y être admises, de l’absence de place dans ceux-ci ou du fait que des places libres soient dédiées à une clientèle spécifique, ou d’autres mesures de l’administration des refuges, leur accès s’avère restreint.
Plusieurs de ces personnes, même en ayant accès à un refuge, doivent en ressortir à toute heure en raison de problèmes de dépendance à l’alcool et/ou aux drogues car la consommation de ces substances y est généralement interdite. Si elles présentent certains troubles de santé mentale, elles deviennent incapables de demeurer dans des espaces densément habités comme les refuges et cela entraîne des conflits entre les usagers.
Comme la population en général, les personnes en situation d’itinérance subissent une plus grande anxiété qu’à l’habitude, celle-ci étant exacerbée par les problèmes de santé mentale et de dépendance et pouvant ainsi donner lieu à des situations d’extrême angoisse.
Pour toutes ces raisons, il devenait inhumain de menacer d’amendes les personnes itinérantes qui chercheraient à se cacher dans des lieux non sécuritaires. Certains itinérants dorment l’hiver près de sources de chaleur visibles par tout le monde. Le couvre-feu les empêchait d’y avoir accès. Ils ne pouvaient pas non plus se fabriquer des abris de fortune leur permettant de se réchauffer. C’est donc leur droit à la vie et à la sécurité qui a été invoqué et que la juge a repris dans ses motifs.
C’est vrai que le contexte de la COVID empire la situation. Par contre, même en temps normal, il y a aussi une limite à la vie dans les refuges. On l’empêche de boire et de consommer la nuit mais le jour on la laisse sans soutien ni accompagnement, libre de se saouler et de se droguer. Dans le contexte actuel où plusieurs organismes communautaires limitent l’accès à leur centre de jour, si ce n’est pas de l’avoir fermé complètement, le contact avec les intervenant.es ne se fait pas, ce qui n’aide pas à limiter la dépendance. Entre le paternalisme déresponsabilisant et la non-intervention totale, il peut et doit y avoir un entre-deux pour aider à créer des repères positifs afin de limiter les excès liés aux dépendances. Une bonne nouvelle sur le territoire de Laval, on mettra sur pied un Café de rue de jour qui aidera à améliorer la situation, du moins à éviter qu’elle ne s’aggrave.
Il demeure qu’on pourrait diminuer le nombre d’itinérant.es si, en amont, les droits sociaux et économiques étaient renforcés, ce qui forcerait les gouvernements à investir dans le logement et la santé pour les populations vulnérables. La Charte québécoise des droits et libertés de la personne a certes des bons côtés comme la reconnaissance des droits économiques et sociaux, chose qu’on ne retrouve pas dans la Charte Canadienne.
Par contre, ces droits ne sont pas justiciables comme tels et peuvent être invoqués si on établit un lien avec la discrimination. Et même là, comme le prouve l’arrêt Gosselin où on invoque l’article 45 de la Charte québécoise qui indique que toute personne dans le besoin a droit « à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales, prévues par la loi, susceptibles de lui assurer un niveau de vie décent », le gouvernement avait le droit de continuer à maintenir des mesures qui ne permettent même pas d’avoir ce que l’article promet. Encore heureux qu’il y ait cet article. D’autres droits reconnus au niveau international dans le Pacte « Sur l’appropriation du pouvoir » international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et repris dans certaines constitutions nationales, par exemple, le droit à la santé et le droit à un logement convenable, ne se retrouvent pas dans notre Charte québécoise. Le droit à la santé est quelque peu reconnu dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS) même si son effectivité dépend des ressources humaines, matérielles et financières disponibles et que la loi elle-même autorise cet état de fait. Pour ce qui est du droit au logement convenable au niveau fédéral, la Loi sur la stratégie nationale sur le logement évoque ce droit. Toutefois, s’il y a un manquement, il n’y a pas de sanctions. De plus, les provinces ne sont pas forcées de respecter ce droit.
On sait très bien que l’itinérance est rarement un choix volontaire. Le fait qu’une personne qui a des problèmes de toxicomanie, de santé mentale et dont l’accès aux services de santé et de services sociaux est limité, le fait de ne pas avoir un logement à coût abordable accessible ou encore le fait de ne pas avoir de revenu suffisant, c’est tout cela qui contribue au phénomène de l’itinérance.
Être itinérant signifie être visible dans l’espace public. Une personne qui a un logement peut fumer son joint tranquillement, siroter sa bière sans se faire dévisager et uriner dans un bol de toilette à l’abri des regards indiscrets. Dans la rue, faire les mêmes gestes n’a pas les mêmes conséquences. Il existe plein de règlements municipaux et des lois pénales et criminelles que les policiers vont utiliser pour réguler la présence des itinérants dans les lieux publics. Concrètement, cela sous-entend qu’un itinérant peut se retrouver avec plein d’amendes qu’il ne parviendra jamais à payer, qu’il se verra attribuer des mesures pour garder la paix ou encore de ne pas se trouver dans un certain quadrilatère qu’il risque de ne pas respecter et qui va le judiciariser sans possibilité de régler sa situation. Parce que les droits économiques et sociaux n’ont pas été reconnus et appliqués, parce que cela a poussé une personne à se retrouver visible dans l’espace, parce qu’il y a une législation qui contribue à la judiciarisation des itinérants, on assiste à une spirale de dénégation de droits qui ne trouve pas de solutions véritables. Ça devient une sorte de châtiment cruel et inusité qui fait en sorte que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité qu’on retrouve à l’article 7 de la Charte canadienne ne peut se concrétiser.
La reconnaissance de droits dans les Chartes et les constitutions ne garantissent pas leur réalisation effective. Cela signifie qu’il faut se battre pour les obtenir et s’organiser pour le faire. Néanmoins, leur existence formelle dans des chartes et des constitutions, les lois les plus importantes dans le système judiciaire, deviennent une forme d’engagement moral fort que tous les partis politiques doivent prendre en compte et en faire des priorités sous peine de faciliter la dénonciation du non-respect par la société civile. Une promesse sans ambiguïté est plus facile à rappeler qu’une promesse vague, et c’est cela qui permet de mobiliser plus facilement l’indignation populaire.