par Thomas Tisserand, aide conseiller
Tout le monde est au fait de la présente crise qui dure depuis plusieurs décennies en ce qui a trait aux pratiques sociales, ces dernières référant au travail social, à l’intervention sociale ainsi qu’à l’action communautaire et collective. Cette crise résulte, entre autres, d’une combinaison de trois phénomènes sociaux pour le moins alarmants : la hausse importante de la demande d’aide professionnelle, l’insuffisance des ressources pouvant subvenir à ces besoins et la remise en question de la conception médicale traditionnelle, cadre sur lequel tente en vain de se calquer les pratiques sociales depuis trop longtemps.
Mais que peut-on faire face à la crise ? Devant l’état actuel des choses, si l’on écarte d’emblée l’adoption collective d’une attitude cynique et fataliste, il ne nous reste que l’abnégation qui, bien qu’elle soit une noble vertu, n’en demeure pas moins épuisante pour les intervenants et largement insuffisante pour induire un changement systémique significatif. Déjà, nous voyons que l’action individuelle des praticiens sociaux, aussi louable soit-elle, ne suffira pas, et que nous sommes donc contraints par la nécessité d’adopter des mesures à plus grande échelle.
Une des avenues qui s’offrent à nous, tant individuellement que collectivement, est celle de l’empowerment, aussi appelée développement du pouvoir d’agir (DPA). Mais qu’entend-t-on par empowerment ? Les définitions sont au nombre de ses usages qui malheureusement pervertissent souvent le sens initial du terme. Toutefois, la définition que donne l’Office québécois de la langue française à « autonomisation », qui est sa traduction, me paraît correspondre étroitement à l’idée derrière le concept : « processus par lequel une personne, ou un groupe social, acquiert la maîtrise des moyens qui lui permettent de se conscientiser, de renforcer son potentiel et de se transformer dans une perspective de développement, d’amélioration de ses conditions de vie et de son environnement. »
Avant d’aller plus loin, revenons-en brièvement aux phénomènes sociaux dont découlent en grande partie la crise actuelle. Déjà que le nombre de demandes de soutien social augmentait depuis longtemps, il ne surprendra personne que la présente pandémie ne fasse que multiplier cette hausse de demandes d’aide professionnelle. Quant aux ressources pour répondre à ces demandes, la pandémie nous met encore une fois des bâtons dans les roues. Mais je crois que la composante la plus importante demeure l’obstination avec laquelle on s’accroche au modèle médical et hospitalo-centriste de traitement des problèmes sociaux. Cette approche est fondée sur la présomption qu’une cause réside derrière le problème de la personne et que le rôle de l’intervenant est de trouver cette cause afin de la soulager, voire la guérir. Pourtant, ce modèle qui, dans le milieu social, peine à démontrer son efficacité même dans des bonnes conditions, est aujourd’hui appliqué dans notre société au sein de laquelle la rationalisation des services et la primauté de la logique marchande offre des conditions qui sont bien loin d’être idéales. Bien sûr, on tente de nous faire croire que l’adaptation individuelle serait la clé, mais faute de preuves, on doit dorénavant faire face à l’évidence, il faut à tout prix développer et implanter un modèle alternatif au sein des pratiques sociales.
C’est ici qu’intervient l’empowerment ou le développement du pouvoir d’agir que nous avons défini précédemment. Maintenant, en suivant les élaborations de la militante Judi Chamberlin, opérationnalisons ce concept. Concrètement, l’empowerment vise l’acquisition, pour un individu ou un groupe, d’une quinzaine de caractéristiques, dont notamment le pouvoir décisionnel, l’accès à l’information et aux ressources, l’affirmation et l’estime de soi, le sentiment que l’on progresse personnellement, la pensée critique ainsi qu’un sentiment d’appartenance et de compétence. On comprend donc comment le développement du pouvoir d’agir se pose en tant qu’alternative au cadre thérapeutique traditionnel ; on ne cherche pas à soulager ou à guérir, mais à s’affranchir et à dénoncer les causes qui nous oppressent ; on tente non pas strictement de travailler sur nos difficultés personnelles, mais bien de les comprendre à un niveau structurelle ; on veut cesser d’aspirer à des normes prescrites par l’autorité pour prioriser celles qui comptent pour nous en tant qu’individu ou membre d’un groupe.
Bien qu’il ne s’agit ici que d’un bref survol théorique, l’application d’une telle conception demeure le vrai défi et c’est sur cela qu’on doit se concentrer. On doit s’indigner collectivement de l’état actuel des choses tout en revendiquant ensemble des changements structurels, et ce, dans l’espoir d’un avenir meilleur pour toutes et tous.